04. Bataille de Krasnoë (15-18 novembre 1812)

La bataille de Krasnoë est une série d’engagements militaires ayant eu lieu du 15 au 18 novembre 1812 entre l’armée russe commandée par le général Koutousov et la Grande Armée qui subit de lourdes pertes lors de cette dernière phase de la retraite de Russie. Davout y perdit ses effets personnels, dont son bâton de maréchal, et du prestige puisqu’on l’accusa, à tort, d’avoir abandonné Ney.

Tandis que Napoléon tentait de faire progresser ses troupes dispersées pour les mettre hors de portée de l’ennemi, les armées du Tsar, tout en cherchant à éviter une bataille rangée, les harcelaient par une série de manœuvres, d’embuscades et d’engagements.

Tant bien que mal, l’armée française arrive à Smolensk, le 9 novembre. Avec les engagements qui suivent le départ de Moscou, seules 40% des troupes sont encore en état de combattre. Dans ces conditions dramatiques, Napoléon réalise que la position de Smolensk est intenable et choisit de poursuivre la retraite.

Le nouveau but stratégique de la Grande Armée est désormais de gagner l’important dépôt de Minsk, encore plus à l’Ouest, pour y prendre les quartiers d’hiver. Ayant perdu le contact avec Kutuzov au cours des deux semaines précédentes, Napoléon croit à tort que l’armée russe est aussi affaiblie que l’armée française. Ne s’attendant pas à une offensive de la part des Russes, il commet l’erreur de reprendre la marche par petites unités et sur plusieurs jours, à partir du 11 novembre. Ainsi, à l’approche de Krasnoë, les colonnes françaises s’étendent sur plus de 60 kilomètres et les unités ne sont pas en ordre de bataille.

Le 14 novembre, les corps de Poniatowski et Junot en tête de l’armée française, passent Krasnoë et continuent leur marche à l’Ouest vers Orsha. Le lendemain, 15 novembre, Napoléon, avec ses 16 000 hommes de la Garde impériale, arrive à son tour à Krasnoë où il pense rester quelques jours afin de permettre aux 6 000 hommes du 4ème corps d’Eugène de Beauharnais, les 9 000 hommes du 1er corps de Davout, et les 8 000 hommes du 3ème corps de Ney, de le rejoindre pour poursuivre la retraite. Mais les hommes de ce dernier, qui constituaient l’arrière-garde, ne quittent Smolensk que le 17. Près de 40 000 hommes marchent, désorganisés, entre, dans et autour de ces divisions.

Koutouzov accepte le plan de son officier d’état-major, le colonel Toll, de marcher sur Krasnoë et d’anéantir ce qu’il considère comme une colonne française isolée.

Les Russes prennent position à Krasnoë le 15 novembre. Dans la journée, 17 000 fantassins de Miloradovich prennent position le long de la route de l’Est conduisant de Krasnoe à Smolensk. Koutouzov, lui-même, gagne Krasnoë, le 16, avec 35 000 hommes.

Au total, Koutouzov a sous ses ordres 52 000 à 60 000 hommes, incluant une importante cavalerie et 500 canons. 20 000 cosaques irréguliers harcèlent par petites unités les Français, tout le long des 6 kilomètres de la route de Krasnoë à Smolensk

Les premières actions ont lieu le 15 novembre, dans et autour de Krasnoë. Napoléon, qui commande personnellement 16 000 hommes de la garde impériale, marche sur les hauteurs situées le long de la route, où sont postés les 17 000 hommes de Miloradovich. Impressionné par l’ordre et le calme des unités d’élite de la Garde, ce dernier décide de ne pas les affronter mais de les bombarder à distance. Les canons russes n’empêchent cependant pas la Garde de poursuivre, sans grands dommages, vers Krasnoë.

Plus tard dans la journée, Napoléon et sa Garde entrent dans Krasnoë. Ses troupes chassent les escadrons de Cosaques d’Ożarowski qui défendaient la ville. Napoléon envisage alors rapidement de rester à Krasnoë quelques jours pour permettre au reste de son armée de se regrouper.

Le lendemain, 16 novembre, les soldats de Miloradovich coupent la route menant à Krasnoë et infligent de lourdes pertes au corps d’Eugène de Beauharnais qui perd 2 000 hommes, soit un tiers de son effectif, ainsi que le train des bagages et son artillerie. Eugène n’est sauvé de l’anéantissement total que parce que Koutousov, qui redoute que les escarmouches ne se transforment en bataille rangée, ordonne à Miloradovich de limiter ses attaques et de repositionner ses troupes plus près de l’armée principale à Shilova. L’assaut final de Miloradovich étant reportée au lendemain, les Cosaques se contentent donc de continuer à harceler les Français.

Ce soir-là, sous la pression de ses subordonnés qui veulent en finir avec les Français, Koutouzov accepte de passer à l’offensive, mais il commande fermement de ne porter l’attaque que le lendemain à la lumière du jour.

Le plan russe prévoit trois attaques. Miloradovich doit rester à l’Est, près de Yeskovo, et attaquer les corps de Eugène et de Davout. L’armée principale se sépare en deux groupes à Novoselki et Chilova. Le prince Galitzine avec 15 000 soldats avancera directement au nord à travers Ouvarovo. Tormasov, avec 20 000 soldats encerclera Krasnoë par l’ouest et marchera à travers Koutkovo et Dobroïe, où il devra couper la route de retraite des Français vers Orcha. La colonne volante d’Ojarovsky agira indépendamment à l’Ouest et au Nord de Krasnoë.

Le 17 novembre, peu après 13h00, Koutouzov apprend de prisonniers que Napoléon restera à Krasnoë, ce qui le fait douter du bien-fondé d’une offensive de l’armée russe.

À 15h, les 9 000 hommes du 1er corps de Davout quittent leur bivouac près de Rzhavka et se hâtent vers Krasnoë. Les rapports de la défaite d’Eugène, le jour précédent, sont tellement consternants que Davout estime nécessaire d’abandonner son projet initial d’attendre le 3ème corps de Ney, qui n’a toujours pas quitté Smolensk.

Miloradovich reçoit la permission de reprendre son attaque par un massif barrage d’artillerie sur Davout près de Yeskovo. Dans la panique, les troupes françaises commencent à fuir par la route, ce qui en fait des proies pour les attaques d’infanterie et de cavalerie des Russes. Le 1er corps est bientôt menacé d’anéantissement.

La situation de Davout, et le douloureux évènement de la journée précédente, alertent Napoléon sur les périls qui menacent la Grande Armée. L’attente de Ney et de Davout à Krasnoë n’est plus possible. Une attaque déterminée de Koutouzov serait la fin de la Grande Armée. Atteindre Orsha, 45 kilomètres à l’Ouest, avant les Russes, pour y trouver quelque approvisionnement est désormais le seul objectif des troupes françaises affamées.

Dans ce moment critique, Napoléon sent que, pour la première fois depuis ces dernières semaines, c’est lui qui a l’initiative. Selon les écrits de Caulaincourt : « La tournure des évènements, qui bouleversait tous les calculs de l’Empereur… auraient submergé tout autre général. Mais l’Empereur était plus fort dans l’adversité, et devenait plus obstiné quand le danger semblait imminent. »

Immédiatement avant la tombée du jour, Napoléon prépare sa Garde impériale pour feindre une offensive contre Miloradovich et le gros de l’armée russe. L’artillerie de la Grande Armée est rassemblée comme pour le combat, et la Garde se met d’elle-même en colonnes d’attaque. Napoléon fait le pari que cette manœuvre inattendue dissuadera les Russes d’attaquer Davout.

Simultanément, les restes du 4ème corps d’Eugène poursuivent leur marche à l’ouest de Krasnoë, pour sécuriser la route de retraite vers Orcha.

Napoléon espère repousser les Russes juste assez longtemps pour recevoir les renforts de Davout et de Ney, et reprendre immédiatement sa retraite avant de présenter son flanc à Koutouzov dans son déplacement vers Orsha.

À 17h, 11 000 soldats de la Garde sortent de Krasnoë pour sécuriser le terrain aux abords de la ville vers l’Est et le Sud-Est. Tandis qu’une colonne de 5 000 hommes se déplace le long de la route de Smolensk, une autre de 6 000 hommes de la Jeune Garde dirigée par Roguet, marche au sud de la route vers Uvarovo. Le flanc gauche de la Jeune Garde est protégé par un bataillon d’élite des grenadiers de la Vieille Garde. Selon le terme de Ségur « ils formaient un carré comme une forteresse ». Sur le flanc droit de ces colonnes se trouve le reste de la cavalerie de la Garde. La direction générale de l’opération est confiée au maréchal Mortier.

Sa canne à la main, Napoléon se place à la tête des grenadiers de la Vieille Garde, en déclarant « J’ai joué assez longtemps à l’Empereur, il est grand temps de jouer au général ! ». Face à la détermination de la Garde, Les Russes concentrent leurs colonnes d’infanterie, appuyées par toute la puissance de l’artillerie.

N’ayant pas assez de canons pour riposter, la Garde est malmenée par la puissance de feu de l’ennemi.

JPG - 46.1 ko
"La bataille de Krasnoë" par Peter van Hess

La réaction de Koutouzov à la sortie des Français est la plus rapide, la plus inattendue et la plus controversée : malgré l’écrasante supériorité numérique de ses troupes, il annule l’offensive prévue. Les Russes passent le reste de cette journée, à distance de la Garde, hors de portée des fusils et des baïonnettes françaises, se contentant de les canonner à distance.

Le peu de combat rapproché qui a lieu ce jour-là se déroule durant la matinée et en début d’après-midi autour d’Uvarovo, où la garde impériale attaque le village pour couvrir le repli de Davout vers Krasnoë.

Koutouzov ordonne à Miloradovich de changer sa position à l’Ouest, et de rejoindre les lignes de Galitzin. Les corps de Galitzin et Tormasov ayant déjà fusionné, l’essentiel de l’armée russe constitue une puissante position défensive. Si la décision de réaligner les troupes de Miloradovich est remarquable, celui-ci n’en perd pas moins, une fois de plus, l’occasion d’en finir avec Davout.

Pendant ce temps, au Nord, les troupes de Davout, harcelées par des nuées de Cosaques, qui ne font aucune sérieuse tentative pour les arrêter, commencent à arriver à proximité de Krasnoë. L’artillerie russe cause de nombreuses victimes dans les rangs du 1er corps. La plus grande partie du train de bagages de Davout est perdue, mais de nombreux fantassins ont la vie sauve et se rassemblent autour de leur chef à Krasnoë.

Autour de 11h, comme la garde impériale, malgré de lourdes pertes, tient bon près Uvarovo, Napoléon reçoit des rapports affirmant que les troupes de Tormasov sont prêtes à marcher sur l’Ouest de Krasnoë. Cette nouvelle, conjuguée aux nombreuses pertes de la Jeune Garde, décide Napoléon à abandonner son idée de résister assez longtemps pour permettre au 3ème corps de Ney arriver à Krasnoë. Si Koutouzov choisi d’attaquer, la Grande Armée sera encerclée et détruite. Napoléon ordonne aussitôt à la vieille garde de rejoindre le corps d’Eugène, à l’Ouest vers Liady et Orsha. La Jeune Garde, à son point de rupture, reste près de Uvarovo, pour être relevée peu après par les troupes de Davout réorganisées à Krasnoë.

La décision de Napoléon semble ne pas avoir été facile à prendre. Ségur décrit les hésitations de l’Empereur comme suit :

« Ainsi, le 1er Corps a été sauvé, mais dans le même temps, nous avons appris que notre arrière-garde était à la rupture de sa résistance à Krasnoi, que Ney n’avait probablement pas encore quitté Smolensk, et que nous devions abandonner toute idée de l’attendre. Mais finalement, comme tout semble perdu, il décide de ce qu’il faut faire. Il appelle Mortier, le prend à part, et lui dit :"Il n’y a pas une minute à perdre ! L’ennemi traverse de tous les côtés. Koutouzov peut atteindre Liady, même Orsha et le Dniepr avant moi. Je dois passer rapidement, à la Vieille Garde d’occuper le passage. Davout va vous soulager. Ensemble, vous devez essayer de tenir Krasnoë jusqu’à la tombée de la nuit. Ensuite, vous me rejoindrez". Le cœur lourd avec le désespoir d’avoir à abandonner le malheureux Ney, il se retire peu à peu du champ de bataille, entre dans Krasnoë où il fait une brève halte, puis prend le chemin de Liady. »

Pendant ce temps, près de Uvarovo la capacité de résistance de la Jeune Garde diminue rapidement, et Mortier ordonne la retraite avant que les troupes restantes ne soit encerclées et détruites. Comme à l’exercice et parfaitement disciplinée, la Garde se retourne et reprend le chemin de Krasnoë, affrontant au passage un terrible barrage d’artillerie. Ce 17 novembre fut probablement la plus sanglante journée de la Jeune Garde. Seulement 3 000 hommes sur les 6 000 qu’elle comptait encore survécurent aux bombardements russes d’Uvarovo.

JPG - 20.5 ko

La retraite de la Jeune Garde n’a pas pris fin avec son arrivée à Krasnoë. Mortier et Davout redoutent tellement une attaque de Koutouzov qu’ils se mettent très vite en route vers Liady. Mortier quitte d’abord la ville, puis Davout et les 5000 hommes qu’il lui reste. Seule une faible arrière-garde commandée par le général Friedrich est laissée à Krasnoë.

Pourtant, pendant plusieurs heures, Miloradovich et Galitzin ne sont pas autorisés à attaquer Krasnoë.

À 14h, convaincu que les Français sont en pleine retraite et n’ont pas l’intention de résister à l’avance de ses troupes, Koutouzov permet enfin à Tormasov de commencer un mouvement enveloppant, de l’Ouest par Kutkovo, vers le Nord jusqu’à Dobroye. Cela prend à Tormasov deux heures pour arriver à destination. La possibilité d’encercler et détruire la Grande Armée est passée.

Vers 15h, les troupes de Galitzin s’engouffrent comme un torrent dans Krasnoë. L’arrière-garde de Friedrich est submergée.

Le dernier évènement de la journée a lieu dans Dobroye, lorsque le train de bagages du 1er corps, et les effets personnels de Davout, tombent aux mains des Cosaques. Parmi le butin capturé, les Russes s’emparent d’une armure de guerre, de cartes du Moyen-Orient, d’Asie centrale et de l’Inde, et du bâton de maréchal de Davout.

À la tombée de la nuit, du 17, Koutouzov et 70 000 soldats occupent Krasnoë et ses environs. Le maréchal Ney, qui n’a quitté Smolensk que le matin même et progresse sur Krasnoë ne se doute pas encore que la Grande Armée n’en est plus à attendre l’arrivée de son corps d’armée.

À 15h, le 18 novembre, le 3ème corps de Ney se trouve au contact de Miloradovich, qui a envoyé 12 000 hommes sur une colline surplombant le profond ravin de la Losmina. Ney a encore 8 000 soldats et 7 000 volontaires sous son commandement.

Pensant que Davout est toujours à Krasnoë, directement derrière les colonnes de Miloradovich, Ney rejette une offre de reddition honorable, et tente de se frayer un chemin à travers les rangs ennemis. Les troupes françaises réussissent à percer les deux premières lignes d’infanterie russe. La troisième ligne cependant contre-attaque. Une courte lutte sanguinaire, s’ensuit. Le sommet et les pentes de la colline sont couverts de Français morts ou mourants.

La terrible défaite du 3ème corps est si complète que Miloradovich fait à Ney une autre proposition de reddition. Encore une fois, Ney refuse de se soumettre et, avec 2 000 rescapés - tout ce qui reste de son armée - parvient à s’échapper, poursuivi dans la forêt par les Cosaques de Platov.

Pendant deux jours, Ney et son petit parti de braves tentent de se tenir hors de portée des attaques cosaques, marchant à l’Ouest par des sentiers à la recherche de l’armée de Napoléon. Les éléments et les Cosaques réduisent bientôt son contingent à seulement 800 survivants.

Le 20 novembre, Ney et Napoléon se retrouvent enfin près d’Orcha. Pour les troupes françaises complètement démoralisées, cet évènement fut considéré comme l’équivalent émotionnel d’une grande victoire.

On fit beaucoup grief au prince d’Eckmühl d’avoir quitté Krasnoë précipitamment, sans attendre Ney. Pourtant, Davout avait prévenu Ney des dangers de la situation et l’avait engagé à quitter Smolensk au plus vite mais le fier duc d’Elchingen avait répondu : « Tous les cosaques de la terre ne m’empêcheront pas d’exécuter les instructions de l’Empereur ! ». L’exploit et le retour de Ney parmi la Grande Armée furent le prétexte à une mise à l’écart de Davout : « Cette audacieuse retraite du maréchal d’Elchingen, écrit Caulaincourt, comparée à ce qu’on appelait la prudence de son collègue, faisait d’autant plus le sujet de toutes les conversations qu’on n’aimait pas le prince d’Eckmühl. Grands et petits profitaient de l’occasion pour lui jeter la pierre, sans examiner si les ordres qu’il avait reçus, les avis qu’il avait donnés au maréchal d’Elchingen, les circonstances où il s’était trouvé ne le justifiaient pas » (voir le tome 2 des Mémoires de Caulaincourt, p.160-165).

Le total des pertes françaises à Krasnoë est estimé entre 6 000 et 13 000 morts et blessés et 20 000 à 26 000 disparus ou prisonniers. Les Français perdirent également près de 200 pièces d’artillerie et une très grande partie de leur train. Les pertes Russes sont estimées à moins de 5 000 mort ou blessés.

Krasnoi est une victoire russe, mais la jugeant très insuffisante, le Tsar Alexandre Ier fut furieux contre Koutouzov lorsqu’il apprit du vieux maréchal que l’armée française n’était pas totalement anéantie. Néanmoins, en raison de l’immense popularité de Koutouzov dans l’aristocratie russe, Alexandre lui concéda la victoire et le titre de Prince de Smolensk.